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Albertine

Albertine vignette
Découvrez son œuvre, empruntez son exposition !

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Une illustratrice venue de Suisse

Biographie et repères

Albertine est une illustratrice suisse née en 1967.
Après une formation à l' Ecole des Arts décoratifs de Genève puis à l' Ecole supérieure d’art visuel de Genève, elle collabore dès 1991 en tant qu’illustratrice dans la presse.
Depuis 1996, Albertine illustre des livres pour enfants publiés à la Joie de Lire, maison d'édition suisse exigeante. Elle participe également à de nombreuses expositions.
Pourquoi cet appétit démesuré pour la création ?
Réponse d’Albertine : C’est important pour moi d’avoir des projets en dehors de l’édition. Je serais moins créative si je ne faisais que du livre jeunesse. j’ai besoin d’un travail intime, presque d’expérimentation pour nourrir ça. Pour faire évoluer mon dessin, et puis c’est aussi la vie qui nous porte.
Albertine est la première artiste suisse à avoir été récompensée lors de la Biennale de l'Illustration de Bratislava en obtenant la prestigieuse "Pomme d'Or" pour Marta et la bicyclette en 1999. Germano Zullo et Albertine ont reçu en 2003, au festival international d'animation d'Annecy, le prix spécial de la SACD et le prix Canal + pour un court métrage d'animation de l'album le Génie de la Boîte de Raviolis.

Pour tous ceux qui pensent encore que les Suisses passent leur journée à courir pieds nus dans les montagnes, manger du fromage, ou regarder si leurs lacs prennent feu, Albertine réinvente dans ses albums un monde fantasque et coloré peuplé de vaches orange, de martiens, de sirènes et de gratte-ciels délirants.

« Un dessin ne doit jamais ressembler aux précédents, il s’efforce cependant de tous les contenir »

Albertine

Son œuvre

Voyage voyage !

Albertine ne conçoit pas le quotidien sans intervention de l’absurde et de la fantaisie. Le thème du voyage lui donne une occasion en or de détourner le quotidien, d’échapper à la routine de journées toutes identiques et mornes. Force est de constater que les personnages de ses albums aiment sortir des sentiers battus et partir à la découverte de nouveaux horizons, de préférence en friche, n’ayant été foulés que peu ou pas au préalable. Et s’il faut partir à la conquête de l’univers pour cela, qu’à cela ne tienne, les personnages franchissent allègrement les limites de notre planète Terre. C’est le cas des héros de Vacances sur Vénus, qui, sans le vouloir, en suivant simplement la route des vacances, se retrouvent sur Vénus, dont les plages n’ont rien à envier aux plages terriennes. Par l’intelligence du scenario de Germano Zullo, la surprise ne vient pas tant du fait qu’ils se retrouvent sur Vénus mais du voyage complètement invraisemblable qui les y mène : imbroglio de routes, déviations et lacets. Albertine adapte son dessin à cette histoire en utilisant le langage de la bande-dessinée : planches de vignettes juxtaposées, texte dans des bulles, cela donne rythme et dynamisme au récit. En effet, les vignettes s’étirent quand la route s’allonge et tire vers le haut ; elles sont plus courtes et rapprochées quand l’action s’accélère ou pour montrer le désarroi des personnages face à une situation. Ce voyage sur Vénus est prétexte à une belle histoire d’amour et regorge d’humour par les incessants parallèles entre le couple terrien (un chat / un homme) et le couple Vénusien (une créature / une femme).
Mais peut-on atteindre l’absurde quand les vacances se passent sur Terre, et pire, pendant un voyage organisé ? Albertine répond oui dans deux albums : Hôtel Rimini et Blanche et Marcel. Oui parce qu’à trop organiser, on tombe vite dans le ridicule. Dans l’Hôtel Rimini, tout est pensé en détail : les heures des repas, les soirées à thème, l’attribution des chambres. La cocasserie vient des illustrations d’Albertine qui donnent à l’histoire un relief que ne permet pas le texte : quand Zullo nous décrit le fonctionnement cadré de l’Hôtel, Albertine dessine des touristes que nous adoptons immédiatement parce qu’ils nous ressemblent. Ils ont les mêmes tenues d’été à motifs et logos que nous, les mêmes rites journaliers (petit déjeuner, plage, douche, repas, sieste, plage, passage à la boutique de souvenirs, douche, repas, animation du soir). Finalement, c’est l’incroyable banalité de ce moment extraordinaire que devrait être le moment des vacances qui nous frappe et nous tire un sourire un peu gêné car on se reconnaît forcément dans ce déroulé consumériste et sans exigence autre que de se prélasser.

Dans le même esprit, Blanche et Marcel dépeint sans trop nous froisser nos travers. Ce couple de retraités part pour la première fois en voyage et en voyage organisé, parce qu’ « il n’y a rien de plus pratique que les voyages organisés, parce que justement, tout est organisé ! ». Mais ces deux là sont désarmants de candeur quand ils sont brinquebalés dans des musées sans intérêts, sommés de visiter l’usine « Turbiflix », encouragés à acheter du matériel dont ils n’ont pas besoin, dont la notice est rédigée dans une langue inconnue. Ils sont candides certes mais ni stupides ni rancuniers. Ils gardent le sourire, leurs traits et leurs attitudes laissent transparaître une profonde complicité et un amour absolu.

Curieusement, le personnage qui utilise le mieux la vocation émancipatrice du voyage est… une vache, prénommée Marta. Marta, c’est une extravagante : elle est orange, elle a un besoin violent et irrépressible d’aller vers l’inconnu, elle trépigne dans son pré. Hilarante, cette série de quatre albums narre les voyages plus loufoques les uns que les autres de cette vache conquérante. On regarde d’un œil goguenard les vaches « avachies » dans leur pré, en train de sucer des sucres d’orge, faisant passer Marta pour une passionaria. Albertine joue sur l’anthropomorphisme, faisant adopter aux vaches des poses humaines. Marta profite aussi de la dimension « hors du temps » du voyage : temps suspendu pendant lequel on laisse aller ses pensées. Et finalement, on se demande : le secret d’un voyage réussi serait-il de n’en attendre rien mais d’en espérer tout ?

Quand le quotidien déraille

Albertine ancre ses albums dans un quotidien reconnaissable et identifiable : ses personnages regardent la télévision, travaillent à l’usine, partent en voyage, font du shopping, mangent des raviolis, dorment à l’hôtel… puis soudain le quotidien s’emballe, un vent de fantaisie joyeuse souffle sur les pages, un brin de folie s’incruste dans l’histoire, qui commence enfin.
Dans La java bleue, la famille Dimanche a organisé sa vie autour de la télé : les matchs de foot de papa, les feuilletons sentimentaux de maman, les dessins animés de leur fils Silvio. Quand ils se retrouvent, c’est autour du journal télévisé. Puis soudain, catastrophe : la télé casse. En attendant le réparateur, ils doivent se souvenir de ce qu’ils faisaient avant la télévision, et chacun va retrouver ses passions enfouies : le coffre à jouets de Silvio, la penderie de maman et ses belles robes, la radio de papa rangée dans la cave… tout reprend vie : sur un vieil air de musette, on danse, on se regarde, on vit ensemble. Les jouets colonisent le salon, le repassage est oublié. Malheureusement, le réparateur sonne à la porte ! La mise en page intègre l’humour de cette histoire en jouant sur le rôle du tourne de page. Il faut aussi s’amuser à observer les détails dans les images : les papier peints rigolos, les lampes kitsch, le jeu des regards, très important.
Dans Grand couturier Raphaël, une jeune femme aperçoit un sac à main dans la vitrine. Elle entre dans la boutique et est prise en charge par une vendeuse redoutable. Débordée, dépassée, on sent l’héroïne n’avoir qu’une envie : fuir… Les illustrations montrent habilement les sensations de cette jeune femme : son coup de foudre pour le sac, qui soudain prend toute la page pendant qu’elle répète en boucle « Qu’il est beau », l’immensité du magasin, la profusion des modèles sous forme de vignettes. L’arrivée de la vendeuse, qui devient de plus en plus présente, avec des bras qui s’allongent comme des tentacules et qui se multiplient. L’univers des grands magasins, la tentation qu’ils véhiculent, les techniques de vente forcée, sont au centre de cet album.
En partant avec son chat Georges en vacances dans le Lavandou, le héros de Vacances sur Vénus se perd et se retrouve, sans trouver cela particulièrement étrange, dans l’espace à faire du camping avec des extra-terrestre. La découpe des vignettes est audacieuse et la palette de couleurs est chaude, ce qui est plutôt rare chez Albertine … mais en même temps l’histoire déroule sur une autre planète !

Quant au pêcheur de La rumeur de Venise, il ramène un beau poisson dans sa barque. Le bouche à oreille des vénitiens le transforme en poisson de plus en plus gros, baleine, pieuvre, monstre des profondeurs, jusqu’à le transformer en sirène. Cet ouvrage est visuellement très réussi, avec un mélange de collages et de dessins, et une mise en page sous forme de dépliant parfaitement en phase avec le cheminement de la rumeur et de la transformation du poisson en sirène… Armand, le héros du Génie de la boîte de raviolis, travaille à la chaine et vit dans une cité très morne avant de croiser le chemin d’un génie caché au fond d’une boîte de conserve. Ainsi les albums d’Albertine véhiculent un décalage subtile avec la réalité, une prise de distance fantaisiste, et beaucoup d’humour.

Sortez vos loupes et observez !

Il faut garder les yeux grands ouverts lorsqu’on ouvre un album illustré par Albertine. Elle porte grand soin aux détails les plus infimes permettant une double lecture de l’image. Quand l’enfant s’amuse à observer tel out tel personnage, l’adulte voit les mêmes personnages évoluer d’album en album et, sans doute, l’enfant en grandissant, apprendra à les reconnaître aussi. Ainsi, trois albums forment un ensemble homogène et témoignent d’une progression des personnages : À la mer (avril 2009) ; En ville (septembre 2009) ; À la montagne (octobre 2011). On voit un couple très amoureux dans le premier album ; puis on découvre la femme du couple enceinte dans le deuxième album ; enfin on retrouve le couple avec le bébé aux sports d’hiver dans le troisième. On peut jouer à retrouver d’autres personnages récurrents dans chacun des trois albums et tisser une histoire. Comme toujours, Albertine s’intéresse plus aux situations qu’à l’aspect fini du dessin. Elle ne cherche pas à singulariser les traits des personnages au point qu’ils soient immédiatement identifiables d’un album à l’autre. Ce sont leurs relations entre elles qui permettent de distinguer les personnes. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que la couleur de leurs cheveux change ou que leurs visages se transforment. Et puis n’oublions pas que le temps passe entre chaque album, une saison en chasse une autre, et les personnages évoluent donc au gré du temps.
Les trois albums précités permettent en outre à l’illustratrice de revenir à ses amours anciennes : les extraterrestres, les créatures non identifiées, les rituels de vacances, les visites guidées, les chambres d’hôtel, les boutiques, etc.
Ils invitent donc à un jeu d’observation géant qui englobe toute l’œuvre d’Albertine. Cette tendance vers le développement de l’acuité visuelle du lecteur semble se confirmer avec le dernier album en date du couple Zullo/Albertine intitulé Les gratte-ciel. Véritable débauche d’assemblages architecturaux farfelus, cet album dénonce encore le consumérisme et le besoin de reconnaissance de l’humain. Ici, le trait du dessin atteint une finesse et une exactitude dont Albertine a rarement fait étalage dans le passé. Le lecteur a donc tout loisir de débusquer les invraisemblances des constructions et, ce faisant, de deviner la fin de l’album. Car dans cet album où la mégalomanie de deux voisins les pousse à élever toujours un peu plus leur maison par des ajouts ruineux, plein de faste et fruit de leurs caprices, il existe une morale : la nature reprend toujours ses droits.

Contes et autres affabulations

Albertine et son complice d’écriture Germano Zullo aiment aussi à réinterpréter ou inventer des fables, contes ou paraboles, qui résonnent pour le lecteur comme des ritournelles optimistes et poétiques.
Connaissez-vous Armand ? il travaille à la chaine dans une usine. Quand sa journée de travail est terminée, il a tamponné très exactement 1023 boites de raviolis du label « 100% qualité ». Il prend le métro à la station Industricoly, puis rentre chez lui, dans la barre d’immeubles gris d’une rue ironiquement baptisée Bouton d’or. Mais il cultive un jardin secret : il aime les fleurs. Ce soir-là, en ouvrant une boite de raviolis pour son dîner, un Génie en sort et lui propose de réaliser deux vœux. C’est Le génie de la boîte de raviolis (à retrouver aussi dans le court métrage d’animation du DVD Bric et Broc.) Que va-t-il choisir ? Sous les dehors d’une vie un peu morne, répétitive en surface, Armand brille en réalité d’une richesse, d’appétits, d’envies insoupçonnables, loin de clichés consuméristes. C’est une réjouissante vision de l’humanité que porte cet album, un conte des temps moderne optimiste et rêveur.
Quand Albertine illustre Le chat botté, comment adapte-t-elle l’univers de Perrault, quelle singularité fait-elle souffler sur ce conte ultra-connu et multi-édité ? Même si on peut penser qu’elle a pris plaisir à choisir un conte dont le héros est un chat, animal qu’elle semble particulièrement affectionner, la réponse est dans l’univers pictural subtilement décalé qu’elle lui apporte, tel un écrin très original. Les perspectives sont irrégulières, les formes arrondies (le moulin a la même silhouette que les collines sans fin, les bras des héros sont comme des vagues, le château de l’ogre roi joue sur les carrés mais surtout sur les ronds), mais aussi allongées : les personnages ont de longs bras, un buste démesuré, leur morphologie n’est pas constante et certaines parties de leur anatomie peuvent soudain paraître démesurées. La palette des couleurs est assez étendue, avec une prédominance des rouges et des verts. Albertine insuffle une pointe d’étrangeté, de décalage dans l’histoire : les fleurs paraissent exotiques, les plats consommés sont spectaculaires, le château ressemble à un visage, les tenues vestimentaires sont baroques et farfelues. Albertine s’approprie parfaitement ce conte gourmand fait de ruses, de manipulation, et bien sûr d’amour.
A noter : l’exposition de la Médiathèque Départementale de Seine-et-Marne «L’univers d’Albertine» contient une œuvre originale extraite de cet album.
La marelle est un album très étonnant : le décompte de 1 à 10, comme dans le jeu de la marelle, permet à la petite fille de revoir le fil de sa vie de 1 à 10 ans. Chaque double-page est pareille au décor d’une année. D’ailleurs il s’agit en fait d’une boîte décorée. C’est doux, poétique et surprenant.
Les oiseaux commence avec de belles double-pages sans paroles déployant un paysage désertique dans lequel on voit arriver un camion rouge, utilisant le procédé cinématographique du travelling. Le texte de Germano Zullo ne dit pas tout à fait la même chose que les images, il s’attache à raconter métaphoriquement avec une grande puissance poétique la force des petits détails qui deviennent plus importants que tout, jusqu’à « changer le monde ». Ce texte, elliptique et mystérieux, révèle la différence entre les verbes « remarquer » et « découvrir ». Pendant que les images relatent l’histoire d’un homme qui, libérant des oiseaux, se lie avec l’un d’eux en l’encourageant à prendre son envol, se libérant ainsi lui-même.
Albertine donne sens aux couleurs qu’elle utilise. Au début, on en voit trois : le jaune de la terre, le bleu du ciel, le rouge du camion. Le contraste de ces couleurs pleines est spectaculaire. Puis les oiseaux qui s’envolent, le premier noir, les autres bigarrés, amènent toute la palette des couleurs possibles, bouleversent les codes utilisés, le dernier petit oiseau étant noir lui aussi. Pour finir, c’est le bleu du ciel qui est omniprésent, immense. Cette parabole est extrêmement forte et sensible, sa première lecture bouleverse sans qu’on puisse mettre des mots sur les émotions ressenties. C’est un hymne à la beauté des choses, à la joie, à la rencontre.

Peut-être que cet article vous aura donné envie de mieux connaître l’œuvre joyeuse d’Albertine ? C’est chose possible grâce à l’exposition qui lui est consacrée, empruntable sur projet à la Médiathèque Départementale de Seine-et-Marne.