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Cinémalle : De la BD à l'écran
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« Si le cinéma comme la bande dessinée sont deux arts de l'ellipse (…), on l'y manie différemment à l'écran ou sur la page. La grammaire n'est pas la même. […]Tous les auteurs de bande dessinée qui ont vu leur œuvre adaptée au grand écran le disent : le cinéma apporte à leur univers le mouvement, des voix, la musique, le bruitage – autant de dimensions supplémentaires, qui permettent de déployer la narration, mais qu'il faut manipuler avec prudence et en connaissance de cause. »
extrait du dossier de presse de couleur-de-peau-miel-le-film.com
Certains réalisateurs reprennent des bandes dessinées pour en faire des films. Pourquoi ? Quelles sont leurs motivations ?
Lorsque le producteur est à l’origine de l’adaptation au cinéma, il se rapproche alors d’un réalisateur pour concrétiser le projet. Ce dernier accepte le défi et s’empare alors de la bande dessinée.
David Cronenberg ( A History of violence) commence à lire le scénario de Josh Olson. Ce qui l’amène ensuite à découvrir l’existence du roman graphique. Quand la Warner demande à Tim Burton d’adapter Batman, il fait appel à un scénariste fan de comics plus à l’aise que lui face à cette forme narrative.
Le producteur Xavier Delmas rencontre Pascal Rabaté pour préparer l’adaptation de sa BD Les petits ruisseaux. Leur complicité les amène à travailler ensemble : il ne pouvait y avoir meilleur réalisateur pour ce projet que l’auteur lui-même.
scénario John Wagner, illustrations Vince Locke, Delcourt, 2005
film de David Cronenberg, Seven 7, 2005
Âmes sensibles passez votre chemin : A History of violence porte bien son nom ! Si au départ l’histoire est rigoureusement identique, bande dessinée et film prennent ensuite des chemins différents pour broder une variation autour de la violence humaine. Leur point commun, malgré tout : des explosions de violence crue, fulgurante, parfois insoutenable.
Mais là aussi le traitement diffère : quand la bande dessinée présente une image en noir et blanc à l’esthétique volontairement sale et brouillonne, le film exhibe une image froide, très léchée, qui renforce le suspense. Suspense qui ne tire pas les mêmes ficelles, d’ailleurs. La BD déroule l’histoire d’une vengeance mafieuse qui ronge son frein depuis 20 ans. Le film insiste davantage sur l’aspect psychologique et la cellule familiale qui vole en éclats à cause du passé secret du père. A ce jeu-là, le film se révèle plus éprouvant que le livre, mais on reste scotché à son fauteuil dans les deux cas.
Une bande dessinée peut être vue comme un story board et certains réalisateurs le suivent à la lettre, respectant ainsi la trame d’origine. C’est le cas pour les mangas Death Note et Monster. Pour Gen d’Hiroshima et Les sentiers de la Perdition, le scénario et l’intrigue sont conservés, seuls quelques détails sont modifiés à la marge. Ainsi Max Allan Collins s’est inspiré du manga historique (gekiga) Lone Wolf and Cub pour Les Sentiers de la perdition. Étonnamment il imaginait plus une version filmée inspirée du manga et a été déçu par l’adaptation.
Pour rester fidèles à l’esprit de la bande dessinée, certains réalisateurs de films d’animation gardent le graphisme des illustrateurs, comme dans Watchmen, Corto Maltese et Lucky Luke.
Et même lorsque les films mettent en scène des acteurs, l’adaptation est en phase avec l’œuvre originale ( Tamara Drewe et Quai d’Orsay).
scénario et illustrations de Posy Simmonds, Denoel Graphic, 2008 (librement inspiré du roman de Thomas Hardy Loin de la foule déchainée)
film de Stephen Frears, Diaphana, 2010.
Une jeune et jolie journaliste retourne dans sa campagne natale. Elle y déchaine les passions, surtout dans le cercle privilégié de Stonefield, la résidence d’auteurs réunis autour de l’écrivain star, Nicholas Hardiman. Les personnages se dessinent et se croisent, les intrigues se nouent avec des conséquences sur la tranquillité du village.
De très légers détails séparent la BD originale de son adaptation cinématographique. La BD mêle harmonieusement dessins et textes dans un ensemble très fourni. Peu de couleurs : des grisés, des bleutés et des verts évoquent la douceur de la campagne anglaise.
Le film de Stephen Frears ajoute une touche moderne et légère. Les images et la bande son reflètent parfaitement l’ambiance.
L’adaptation au cinéma apporte un regard léger et humoristique sur la BD plus profonde et fouillée. Les deux supports offrent une lecture parallèle et intéressante : par exemple, les rôles et places donnés aux deux jeunes ados dans les deux œuvres reflètent les points de vue des deux auteurs.
Le réalisateur le dit lui-même : « C’est très visuel et c’est presque déjà un film. Le roman graphique est littéralement un story board. »
Qu’ils aient baigné dedans dès leur plus jeune âge ou flashé sur une BD par hasard, nombreux sont les réalisateurs qui souhaitent adapter leurs coups de cœur. Mais ce n’est pas si évident.
Ainsi Solveig Anspach a vite compris qu’il fallait « penser cinéma » avec Lulu femme nue. Si la construction d’une BD fait penser à un story-board, son adaptation bouscule les codes de l’œuvre papier.
Pour Steven Spielberg, 30 ans se sont écoulés entre le moment où il découvre l’œuvre d’Hergé et la sortie de Tintin et le secret de la Licorne.
Le Transperceneige a traversé la planète pour devenir The Snowpiercer. C’est dans une librairie de Séoul que le réalisateur coréen Joon-Ho Bong a découvert les trois albums de Jean-Marc Rochette. Séduit, il a partagé son engouement avec deux producteurs qui ont aussitôt acquis les droits d’adaptation.
Michaël Arias a eu un choc à la lecture du manga Amer Béton. Il s’est identifié aux deux héros orphelins, Blanc et Noir, qui regardent la ville du haut d’un immeuble.
scénario et illustrations Etienne Davodeau, Futuropolis, 2008-2010
film de Solveig Anspach, France Télévision Distribution, 2014
Avec ses trois enfants, un mari « beauf », une carrière mise entre parenthèses pendant 16 ans, pas facile pour Lulu de retrouver du travail. Son dernier entretien d’embauche est un échec. Lulu n’a pas le moral et prétexte un train raté pour ne pas rentrer tout de suite auprès de sa famille. Commence alors une errance pour cette femme banale. Vite sans argent, elle rencontre des personnes qui tentent de survivre aussi et retrouve l’envie de rire.
Cette histoire commune à la BD et au film diffère dans son approche.
Avec la BD nous découvrons l’histoire de Lulu à travers le récit de ses amis et de sa fille ainée qui, partis « espionner » Lulu, découvrent une femme différente, épanouie.
Dans le film le point de vue est celui de Lulu et la fin diffère.
Clin d’œil : Etienne Davodeau apparaît dans le film. A vous de le trouver !
Nombreux sont les producteurs ou les réalisateurs qui s’inspirent de la BD pour leurs films. Souvent interprétées plus que respectées, les œuvres originelles donnent parfois l’impression de perdre leur âme. Dans La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche s’empare du roman graphique de Julie Maroh qui ne reconnait plus vraiment Le Bleu est une couleur chaude. Elle accepte cependant cette interprétation.
La Ligue des gentlemen extraordinaires, comic britannique d’Allan Moore, a reçu plusieurs prix littéraires. Son adaptation par des producteurs américains est considérée comme du sabotage par l’auteur, au même titre que V pour Vendetta.
Le Blueberry de Jan Kounen est issu de deux albums : La Mine de l’allemand perdu et Le Spectre aux balles d’or. Le film dans lequel le réalisateur a rajouté des thématiques personnelles, est une libre adaptation de la BD qui n’est alors qu’une trame.
Plus qu’adapté, le manga Quartier lointain a été transposé. Le film de Sam Garbarski se déroule en France. Les codes de la BD japonaise sont donc atténués mais le scénario du film reste fidèle à l’histoire originale.
Nés en 1961, Les Quatre Fantastiques ont reçu leurs pouvoirs après avoir été exposés à des rayons cosmiques. L’adaptation en 2005 de Tim Story retrace les origines de ces super-héros pour entrainer le spectateur dans leur univers.
Ce qu'en pensent les auteurs
scénario de Alan Moore, illustrations de Davis Lloyd, Delcourt, 1999
film de James Mcteigue, Warner Bros, 2006. Années 80.
Une guerre mondiale nucléaire a anéanti de nombreux pays. Le Royaume-Uni a été épargné mais il est désormais dirigé par des fascistes. 1997. L’Ordre est revenu, mais à quel prix ? Épuration ethnique, homophobie, contrôle des espaces public et privé, censure. La population est soumise. Seul à résister, V met tout en œuvre pour anéantir cette dictature et se venger de ceux qui l’ont utilisé pour d’abominables expériences scientifiques. A ses côtés, Evey, jeune fille de 16 ans sauvée d’une violente agression alors qu’elle était sur le point de se prostituer pour survivre.
V pour Vendetta est un comic britannique très sombre, autant dans sa thématique que dans son graphisme. La version intégrale présentée ici reprend les 3 albums publiés entre 1982 et 1990. Chaque livre se décline en plusieurs actes, telle une tragédie allant crescendo jusqu’à l’explosion finale.
Dans l’adaptation cinématographique, le scénario complexe de la BD est atténué mais les thèmes conservés. L’action est transposée en 2038 après que le monde a connu une guerre bactériologique. Le personnage d’Evey, plus mature, devient une ennemie du régime fasciste en place car elle est la fille d’activistes démocrates.
Allan Moore a rejeté en bloc cette adaptation considérée comme une trahison. Il faut donc voir ce bon film sans chercher à le comparer à l’œuvre originale.
Qui a dit que l’adaptation était la transcription fidèle d’une bande dessinée ? Tous les cas de figures existent et les différents supports se nourrissent les uns les autres, en fonction de leurs qualités propres. Parfois c’est le film qui est à l’origine d’une adaptation en bande dessinée ( Valse avec Bachir), parfois un court-métrage de 5 minutes donne suffisamment de matière pour créer une BD en 3 volumes ( La révolution des crabes et La marche des crabes).
L’univers est encore plus fouillé lorsque le récit se décline en roman, BD et film. Dans le cas de Coraline, Neil Gaiman, l’auteur du roman et de la BD, a contacté un réalisateur avec lequel il a co-écrit le film d’animation.
Pour Elle ne pleure pas, elle chante, chaque adaptation est ré-interprétée par des auteurs différents, ce qui multiplie les points de vue sur cette histoire très personnelle.
Le principe est poussé à son paroxysme avec La Comtesse Erzsebet qui est initialement une légende populaire hongroise adaptée en bande dessinée, puis en film.
roman d'Amélie Sarn, Albin Michel, 2002
bande dessinée scénario de Corbeyran, illustrations de Thierry Murat, Delcourt, 2004
film de Philippe de Pierpont, Arte, 2012.
Malgré quelques points de détail, la bande dessinée de Corbeyran et le film de Philippe de Pierpont sont narrativement très proches. Même si le sujet est délicat jamais on ne tombe dans un voyeurisme malsain. Une jeune femme abusée sexuellement par son père dans son enfance règle ses comptes avec lui alors qu’il se trouve dans le coma suite à un accident. Dans la BD les choses sont dites sans ambages mais avec une grande pudeur. Les dessins ne sont pas invasifs et certains cadrages inhabituels qui excluent les visages permettent au regard de s’évader. Certains choix esthétiques renforcent la profondeur du propos, notamment lorsque le récit s’achève.
Le film, de son côté, reste fidèle au fil narratif. Il insiste davantage sur les relations conflictuelles que la jeune femme entretient avec les hommes de sa vie, son hypersensibilité survoltée lors des retrouvailles familiales et la violence psychologique insoutenable face à sa mère autour du secret révélé.
Seule la chute diffère entre BD et film : la pirouette narrative du livre laisse un goût amer malgré la vie recommencée. Le film, quant à lui, offre une fin plus ouverte et fait le bilan d’un parcours psychologique. Dans tous les cas, l’émotion est au rendez-vous et permet une lecture double du même parcours personnel.
« Lettre ouverte au scénariste et au dessinateur…
Il est de ces textes que l’on n’écrit pas mais que l’on crie. De ces textes que l’on a portés si longtemps qu’ils sont indissociables d’une partie de votre âme.
C’est le cas d’Elle ne pleure pas, elle chante.
Un texte intérieur et intime.
Pourtant, ce texte, Eric et Thierry vous avez su, je ne sais comment, le porter avec moi et mieux encore, le faire vivre autrement.
J’ai écrit ces mots, vous avez éprouvé des sensations que vous avez retransmises avec votre propre langage, votre grammaire, votre vision. Peut-être vos peurs.
Mon cri est devenu le vôtre.
Je dois bien avouer que j’avais la trouille. Avais-je vraiment envie de partager cette histoire ? Les images ne risquaient-elles pas d’être crues ou trop violentes pour moi ?
Non. Tes mots et ton découpage, Eric, tes dessins, Thierry sont la pudeur même. Et pourtant tout est dit.
A présent, je ne suis plus seule.
On ne pouvait pas m’offrir de plus beau cadeau.
Merci. »
Amélie Sarn, écrivain, auteure de Elle ne pelure pas , elle chante
Pour adapter une BD au cinéma qui de mieux placé que l’auteur lui-même ? Si tous ne sont pas poussés par les mêmes motivations, ils sont nombreux à transposer leur œuvre à l’écran. Certains font les choses eux-mêmes, comme Joann Sfar qui a toujours refusé les propositions d’adaptations du Chat du rabbin. Pour l’écran il a sélectionné les albums dans lesquels ses personnages traversent toute l’Afrique pour mieux montrer l’universalité de la bêtise humaine. Une thématique qui lui tient à cœur !
Avec Aya de Yopougon, Marguerite Abouet souligne la difficulté de passer à l’image animée sans tomber dans les stéréotypes de la prononciation et de la gestuelle particulières à l’Afrique. Elle a même mimé les personnages pour servir de modèle aux animateurs !
Il y a aussi ceux qui profitent du passage à l’écran pour prendre des libertés ou tout bousculer dans leur propre œuvre. Enki Bilal dans Immortel (ad vitam) revisite sa trilogie, la remet au goût du jour 20 ans après la sortie de la BD et simplifie l’intrigue.
Marjane Satrapi et Jung ont fait le choix de l’animation pour rendre leur histoire personnelle plus universelle et conserver les passages oniriques de leurs bandes dessinées. Avec Persépolis, Marjane Satrapi a dû repartir de zéro, oublier le travail déjà fait sur papier pour réinventer une forme de narration propre au cinéma.
Pour Couleur de peau : Miel, c’est Laurent Boileau qui a persuadé Jung d’adapter son roman graphique.
« And last but not least », Riad Sattouf avec ses Beaux gosses. Pour lui, l’œuvre originale se suffit à elle-même et n’a pas besoin d’être adaptée à l’écran. S’il a commis ce premier film, c’est parce qu’il a toujours été attiré par le monde du cinéma : Retour au collège n’était qu’un prétexte. Ce qui différencie la BD du film, pour Sattouf, c’est le rythme imposé par les comédiens.
Et la boucle est bouclée quand Marjane Satrapi joue une vendeuse de guitares déchainée dans Les Beaux gosses…
Retour au collège, bande dessinée de Riad Sattouf ; Hachette littératures, 2005
Les beaux gosses, film de Riad Sattouf ; Pathé, 2009.
Voir la critique
Le chat du rabbin
Bandes dessinées de Joann Sfar ; Dargaud, 2002-2006
Film d’animation de Joann Sfar ; TF1 video, 2011.
Voir la critique
Aya de Yopougon
Bandes dessinées de Marguerite Abouet ; Gallimard, 2005-2010
Film d’animation de Marguerite Abouet ; TF1 video, 2013.
Voir la critique
Couleur de peau : Miel
Bandes dessinées de Jung ; Quadrants, 2007-2013
Film d’animation de Laurent Boileau et Jung ; Artemis productions, 2012.
Voir la critique
Clins d’œils :
Les Poupées russes, film de Cédric Klapisch, Studio Canal, 2002.
Broderies, bande dessinée de Majane Satrapi, L'Association, 2003.
Quartier Lointain, manga de Jiro Taniguchi, Casterman, 2006.
Renaissance : Paris 2054, film de Christian Volckman, Pathé, 2006.