Il en aurait pleuré de rage.
Rarement Christian ne s'était senti autant humilié. Un petit trou du cul à nœud papillon, qui aurait pu être son fils, venait de lui asséner qu'à cinquante deux ans il ne valait plus tripette sur le marché du travail.
La porte de l'ANPE n'eût pas été automatique, il aurait adoré la claquer pour faire trembler les murs de cette "administration piège à cons". Il se soulagea en tirant le pénalty du siècle qui transforma la corbeille à papier en objet volant parfaitement identifié.
Deux ans que la boîte était fermée pour cause de délocalisation vers une république baltique dont Christian refusait de mémoriser le nom. Estonie, Lituanie ou Lettonie pour lui c'était du pareil au même : de nouveaux Eldorados pour patrons voyous. Deux cents types comme lui, jetés sur le carreau de l'économie de marché triomphante, n'avaient pas ému les petits porteurs plus prompts à valoriser leurs dividendes qu'à sortir un mouchoir. Fut-il en papier. Et jetable. Comme lui.
La portière de sa vieille Renault rouillée fit les frais de sa rage. Il lui fallait claquer une porte ce fut fait. La R-18 vibra. Magnitude 8,5 sur l'échelle de Richter de la colère.
Christian resta un long moment avant de tourner la clé dans le Neiman. Que deviendrait-il ? A qui transmettre son savoir faire de chaudronnier ? A quoi allait-il passer ses journées dorénavant ? Il se sentait pourtant assez gaillard pour bosser... Des semaines à ressasser les mêmes tourments, tantôt piteux et tantôt accusant le système qui l'avait rendu dépendant de la solidarité nationale. Il détestait. Lui qui avait toujours trimé, avec la certitude inaltérable de contribuer au développement du pays, qui avait cotisé tant et plus, se haïssait de passer pour un mendiant à ses propres yeux. Hélène pouvait bien argumenter sur les droits acquis, héritage des luttes de nos anciens, rien ne parvenait à atténuer ce sentiment de culpabilité qui le mettait hors de lui.
L'autoradio, en permanence branché sur France Inter, se mit en marche dès le premier toussotement poussif de la vieille mécanique. Trois fois le tour du compteur tout de même. Aussitôt le "Double concerto" de Telemann envahit l'habitacle, plongeant instantanément Christian dans un bain de sérénité.
Après les secondes de respiration qui succédèrent au point d'orgue, la présentatrice reprit l'antenne pour annoncer, d'une voix éthérée, l'enregistrement public de la prochaine émission. On y accueillerait le grands violoniste russe Helguerov. Entrée libre et gratuite, dans la limite des places disponibles. La virtuosité d'Helguerov n'était pas une légende, elle envoûtait Christian depuis des années. Il se promit d'assister à cette émission. Après tout, rien d'autre n'accaparait plus ses journées.
Dans la limite des places disponibles, Éditions Le Temps des Cerises, 2009.