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Carnets de lecture
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Quitter la compagnie de Jacques Roubaud me fait craindre de pénibles moments. La lecture, c’est aussi ne pas passer facilement d’un univers à l’autre et appréhender la dernière page comme un passage à vide. J’avais mes habitudes et connaissais celles de l’auteur. J’étais en familiarité et me retrouve aussi désemparée que lorsque je quitte un ami. Je sais qu’il ne sort pas de ma vie et pourtant, les heures qui suivent sans lui, font la solitude cruelle. Je n’ai pas envie de me lancer à corps perdu vers un autre auteur. Il me faudrait accepter de nouveaux repères, un nouveau rythme, un nouveau phrasé, une composition inconnue. C’est alors que j’aimerais savoir vivre sans lire, toute pleine de ma traversée précédente. Je crains l’infidélité autant que la déception. Aucun livre ne sera jamais plus à la hauteur. Comme en amour, je suis persuadée quand je viens d’être quittée que plus aucun homme ne saurait me séduire, ni même m’approcher. J’ai envie de tout arrêter : la lecture et les chroniques et demeurer au désert. Comme il serait beau d’être une lectrice absolue, celle d’un seul auteur. Vivre une passion exclusive, fusionnelle, secrète. Lire et relire la même œuvre. Affiner au fil du temps ma connaissance du moindre recoin de page. Apprendre des passages par cœur, m’enrichir par des lectures successives comme le font les seuls vrais lecteurs, ceux qui ressassent, psalmodient jusqu’à extraire le sens profond et caché des mots. J’aimerais être de cette trempe ! Je le pourrais avec Roubaud, car je n’en suis qu’à la partie immergée de son œuvre et une vie ne me suffira pas à comprendre. Promis, dans ma prochaine existence, j’y retourne exclusivement !
Hélas dans cette vie-ci, je n’ai pas encore atteint la sagesse, je suis papillon avide et multi-fleurs. Chaque couverture nouvelle m’attire : je prends, j’ouvre, je hume, je glane des bouts de textes et me voilà happée. Cette fois, il me fallait quand même une transition respectable. Je me devais de trouver un adultère à la hauteur ! J’ai décidé d’accoster sur les rives du dernier livre de Pascal Quignard, Les Désarçonnés. Avec Quignard, je ne suis qu’à demi infidèle, je retrouve un ermite et un dernier royaume après avoir lu les précédents. Bref, on se connaît déjà. J’ai mes petites manies de lectrice de ce côté-là aussi. Je reviens vers un amour ancien, ce qui n’est « presque » pas trahir... Et Quignard, le janséniste, est un incroyable scrutateur d’amants, version Eros mélancolique comme Roubaud, son dernier royaume sera ma provisoire terre d’asile. Lire Quignard, c’est entrer en fascination, en silence, en cristallisation. Chaque morceau de texte, que je nommerai fragment ou traité, si le terme n’était impropre à traduire la densité des récits, bouclés sur eux-mêmes comme des coquilles pleines, arrachent à la continuité. Son art du découpage vivifie l’attention et oblige à lire différemment, à faire halte. Je passe ainsi de l’art de la digression roubaldienne à l’art de la condensation « quignardesque » : contraste nécessaire ! Quignard creuse l’origine, le sauvage, l’archaïque, le préhumain, le préhistorique. Il m’arrache à l’arbre roubaldien et me dépose au milieu des désarçonnés, de tous ceux qui ont inscrit « la recherche comme une brusque réminiscence d’un monde antérieur à la vie atmosphérique ou au langage, ou à la civilisation. Souvenir improviste du jadis. » Le jadis hante ses pages comme un terreau fécond quand le présent fait défaut comme la première personne qui n’est « qu’une porte qui bat ». Quignard défait le temps, le « je », le social. Il appelle La Boétie, Montaigne, Nietszche. Pétraque Saint Paul…pour mieux éperonner. Il pose l’actuel dans les histoires anciennes. Madame de Clèves est ma proche désarçonnée comme Héraklès. Pas besoin de faire les présentations, nous sommes face à face. Rien n’est histoire morte, toute lettre parle dans la résonance de son interprétation.
Pascal Quignard Les Désarçonnés Grasset
Pas d’érudition malsaine, pas de poudre aux yeux, Quignard vit avec, dans, à travers Dalila, Hannah Harendt, Rousseau qui ne sont plus figures du passé mais sautent à la figure. Ce n’est pas de tout repos, d’être transpercé par ce jadis que l’on aimerait enseveli, dépassé une fois pour toute pour surplomber comme ces savants qui discourent mais ne sont plus saisis. Je suis clouée, car Quignard tombe comme la foudre. Je suis de nouveau l’amante tiraillée par l’envie de cavaler au plus vite dans le désir des pages et celle de nager avec une infinie lenteur dans l’onde des mots, replongée dans le tourbillon de mon insoluble question : qu’est-ce que lire ? La réponse serait d’être lectrice à la manière de Quignard qui parvient à passer d’un auteur à l’autre tout en restant fidèle à sa quête, extrayant chaque noyau dur, le noyau qui reste en bouche. Quignard comme Roubaud traitent leurs lecteurs en adultes : tous deux offrent une œuvre puzzle savamment orchestrée, qui m’échappe et avec laquelle je me débrouille avec joie! Un jour peut-être grandirai-je et deviendrai-je leur digne lectrice…alors je mettrai Eros au défi de quitter sa mélancolie !